Fragments d’un paradis de Jean Giono.
Dans cet extrait, un capitaine s’adresse à son équipage et lui annonce le vrai but de leur voyage…. Plus que la recherche annoncée d’un grand calamar. C’est vers la vraie vie qu’il a voulu les faire naviguer :
Je ne crois pas qu’un seul de vous, malgré sa jeunesse, malgré l’enthousiasme que je vous connais, puisse envisager sans dégoût la vie dans laquelle il a vécu jusqu’à aujourd’hui. Pourriez-vous me dire, Mr Hour, si votre métier, tout beau qu’il soit, vous a donné les satisfactions suffisantes pour envisager sans crainte d’ennui les quelques 80 ans qu’il vous reste encore à vivre ?
- A moins, dit en riant, Mr Hour, que je ne rencontre le calamar.
- Je ne crois pas qu’il soit particulièrement féroce pour nous, dit le capitaine. Toutefois, je ne vous conseillerai pas d’aller l’embrasser sur la bouche. Et je crois, continua-t-il, que ce n’est ni M. Trocelier, ni Mr Jaurena, ni Mr Larreguy qui me contrediront quand j’affirmerai que nous périssons de mesquineries et d’ennuis mortels.
- « C’est pour les mêmes raisons que les hommes moins civilisés que nous, mais (et c’est intentionnellement que je dis mais) plus naïfs que nous, plus près des sources, plus aptes à sentir la proximité des grands mystères, ce sont constitué des sortes de garde-manger de montres ».
- « Sans partir dans les pays étrangers, et chacun restant dans sa patrie, il nous suffit de remonter en arrière de quelques centaines d’années pour retrouver les orques de l’Arioste, les dragons des légendes arthuriennes, et j’y pense à propos du petit livre que nous avons trouvé dans la cabane abandonnée, la caverne de Montesillos de Don Quichotte. Depuis, il semble que notre raison, plus déraisonnable que la pire des folies, nous a fait habiter un monde sec où les derniers monstres ne permettaient ni chevalerie, ni grandeur, à part ces avions et ces chars de guerre qui obéissaient, gorgés d’essence, aux fureurs des passions partisanes. Alors, l’humanité, ivre de sa fièvre, s’est mise à bavarder de gestes et de paroles, et malgré toute notre bonne volonté, des hommes comme vous et moi nous n’avons pas tardés à être suprêmement ennuyés de ces bavardages dans lesquels il n’y avait plus aucun aliment pour ces petits désirs de grandeur, si je puis ainsi dire.
- « Il importe, je crois, Monsieur, au premier chef, de n’être pas changer en bête. Notre esprit a besoin d’espace et de lumière, de cieux embrasés et de l’ivresse que toutes ces choses donnent. Un certain temps, c’est là qu’on les chercha, dit-il, saisissant la bouteille de Pernod, sous cette étiquette, qui, ma foi, tout compte fait, est assez jolie. Mais, de temps en temps, la nature qu’on a pas prévenue, fait encore naître quelques hommes , aussi vrais, aussi purs que ceux qui ne pouvaient manger une once de viande sans qu’elle fut accompagnée de toutes les nourritures de l’esprit. Ceux-ci continueront à réclamer le paradis auquel naturellement ils croient (et ils ont raison de croire) que les corps leur donneraient droit. Fichtre ! C’est rudement vrai qu’ils ont raison de croire.
- « Je n’imaginerai jamais que vous êtes et que je suis tel que je suis, pour que nous dussions perdre le temps que nous avons à vivre, en le vivant comme on le vit actuellement sur les continents que nous avons quittés »
Il s’arrêta pour se curer la gorge et boire. Le silence des quatre hommes l’engageait à continuer.
- « Tourner sur nous-mêmes, comme des toupies, dit-il, se passionner pour des régimes politiques la plupart du temps constitués par les plus infâmes assassins, les plus infâmes, puisqu’ils se mettent d’eux-mêmes en dehors de tout châtiment et font les lois pour se permettre d’agir sans danger. Epuiser son sentiment de curiosité, cette chose si fraîche et si apéritive, sur les minuscules objets qui sont proposés par le soi-disant progrès de la civilisation. Tourner en rond dans les interminables couloirs déserts de cette petite partie mystérieuse de la terre qui est constituée par les continents habités, et surtout accepter de perdre le contact avec le vrai monde, est-ce que cela ne vous a pas conduit à cette aridité pleine de sarcasmes et de dégoût dans laquelle vous avez dissimulé peut-être (je connais mal vos vies précédentes) vos grands sentiments d’espace et de lumière ?».
Il fut interrompre par Quéréjéta qui vint les appeler à table :
- « Ceci devra se poursuivre, dit le capitaine en se redressant, et j’aimerais que vous me fassiez profiter de votre intelligence des choses. Remarquez toutefois qu’il se trouve toujours, même dans les régions les plus glacées, un Swedenborg et un William Blake pour nous souffleter d’anges à perdre haleine. Alors, Monsieur, dit-il en les poussant vers la porte du mess, pourquoi ne pas chercher la découverte des réalités dans le reste du monde ? Avant de désespérer, c’est, je crois, ce qui nous reste à faire ».
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